Ne plus se leurrer d’être en souffrance
C’est l’acceptation qui va élargir le Vital ! Le vital vrai, c'est-à-dire la vraie Force de vie
« Il y a donc un passage à franchir si nous voulons trouver la vraie force de vie derrière la vie troublée de l’homme frontal.
Suivant les spiritualités traditionnelles, ce passage s’accompagne de toutes sortes de mortifications et de renoncements (qui, par parenthèse, exaltent surtout la bonne opinion que l’ascète a de lui-même), mais nous avons autre chose en vue; nous ne cherchons pas à quitter la vie, mais à l’élargir; nous ne cherchons pas à renoncer à l’oxygène pour l’hydrogène, ou vice versa, mais à étudier la composition de la conscience et à voir dans quelles conditions elle nous donnera une eau claire et un fonctionnement meilleur.
Le yoga est un plus grand art de vivre, disait Sri Aurobindo.
L’attitude de l’ascète qui dit : « Je ne veux rien » et l’attitude de l’homme du monde qui dit : « Je veux cette chose. », sont les mêmes, observe la Mère.
L’un peut être aussi attaché à son renoncement que l’autre à sa possession.
En fait, tant que l’on a besoin de renoncer à quoi que ce soit, on n’est pas prêt, on est encore jusqu’au cou dans les dualités.
Or nous pouvons faire, sans discipline spéciale, un certain ensemble d’observations.
Tout d’abord, il suffit de dire au vital : « Renonce à ceci, abandonne cela », pour qu’il soit pris d’une fringale immédiate; ou, s’il accepte de renoncer, c’est qu’il entend bien se payer d’une autre monnaie et, tant qu’il en est, il préférera un grand renoncement à un petit, parce que c’est lui qui fonctionne dans tous les cas, négativement ou positivement – pour lui, les deux côtés sont autant nourrissants l’un que l’autre.
Si nous avons démasqué ce simple point, nous aurons saisi tout le fonctionnement du vital, du haut en bas, c’est-à-dire son indifférence totale à nos sensibleries humaines – la souffrance l’intéresse autant que la joie, la privation autant que l’abondance, la haine autant que l’amour, la torture autant que l’extase; dans tous les cas, il s’engraisse.
Parce que c’est une Force, et c’est la même force dans la souffrance et dans le plaisir.
Ainsi se révèle crûment l’ambivalence absolue de tous les sentiments, sans exception, qui font la délicatesse de notre personnalité frontale.
Tous nos sentiments sont l’envers d’un autre, à n’importe quel moment, ils peuvent changer en leur « contraire » – le philanthrope déçu (ou plutôt le vital déçu dans le philanthrope) se fait pessimiste, l’apôtre zélé se retire dans le désert, l’incroyant irréductible devient sectateur et le pur se scandalise de tout ce qu’il n’ose pas faire. (…)
En vérité, nos peines et nos souffrances sont toujours le signe d’un mélange, et donc toujours mensongers.
Seule la joie est vraie.
Parce que seul est vrai le je en nous qui embrasse toutes les existences et tous les contraires possibles de l’existence.
Nous souffrons parce que nous mettons les choses en dehors de nous.
Quand tout est dedans, tout est joie, parce qu’il n’y a plus de trou nulle part.
Nous protesterons pourtant, au nom de nos sentiments, nous dirons : « Mais le Cœur ? » avec une majuscule.
Justement le cœur, est-il lieu plus mélangé ? en outre, il s’essouffle vite, et ce sera notre troisième observation.
Notre capacité de joie est petite, notre capacité de souffrance est petite, nous sommes vite blasés par les pires calamités, quelle eau n’a pas coulé sur nos grandes peines.
Nous pouvons peu contenir de cette grande Force de Vie – nous ne tenons pas la charge, dit la Mère – , juste un souffle de trop et nous crions de joie ou de douleur, nous pleurons, nous dansons, nous nous évanouissons. Parque c’est toujours la même Force ambiguë qui coule et déborde bientôt.
La Force de Vie ne souffre pas; elle n’est pas troublée, pas exaltée, pas méchante, pas bonne – elle est, elle coule immense et paisible.
Tous les signes contraires qu’elle revêt en nous, sont seulement des vestiges de notre évolution passée, parce que nous étions petits et séparés, et qu’il fallait bien nous préserver de cette énormité vivante, trop intense pour notre petitesse, et distinguer les vibrations « utiles » des vibrations « nuisibles », les unes s’affectant d’un coefficient positif de plaisir ou de sympathie ou de bien, les autres d’un coefficient négatif de souffrance ou de répulsion ou de mal; mais la souffrance n’est qu’une intensité de trop de la même Force, et le plaisir trop intense se change en son « contraire » douloureux :
Ce sont des conventions de nos sens, dit Sri Aurobindo, il suffit de déplacer un peu l’aiguille de la conscience, dit la Mère.
Pour une conscience cosmique, dans son état de connaissance complète, tous les contacts sont perçus comme une joie, Ânanda.
Seule, l’étroitesse de conscience, l’insuffisance de conscience est la cause de tous nos maux, moraux et même physiques, et de notre impuissance, et de cette sempiternelle tragi-comédie de l’existence.
Mais le remède n’est pas de faire dépérir ce vital, comme le voudraient les moralistes, c’est de l’élargir; pas de renoncer mais d’accepter plus, toujours plus, et d’étendre sa conscience. Parce que c’est le sens même de l’évolution. (…)
Derrière ce vital infantile, inquiet, vite épuisé, nous découvrons un vital calme et puissant – ce que Sri Aurobindo appelle le vital vrai – un vital qui contient l’essence même de la Force de Vie sans toutes ses excroissances sentimentales et douloureuses.
Nous entrons dans un état de concentration tranquille, spontanée, comme peut l’être la mer sous le jeu des vagues. Et cette immobilité fondamentale n’est pas une atonie nerveuse, pas plus que le silence mental n’est un engourdissement cérébral, c’est une base d’action. C’est une puissance concentrée qui peut mettre en mouvement tous les actes, supporter tous les chocs, même les plus violents et les plus prolongés, sans perdre son repos.
Toutes sortes de capacités nouvelles peuvent immerger dans cette immobilité vitale, selon le degré de notre développement, mais d’abord une intarissable source d’énergie – dès qu’il y a fatigue, c’est le signe certain que nous sommes retombés dans l’agitation superficielle.
Les capacités de travail ou même d’effort physique sont décuplées, la nourriture et le sommeil cessent d’être la source unique et absorbante du renouvellement des énergies (le sommeil change de nature, nous le verrons, et la nourriture peut être réduite à un minimum hygiénique sans tous les alourdissements et les maladies qu’elle entraîne d’habitude). (…)
Avec l’expérience du yoga, la conscience s’élargit dans toutes les directions – autour, au-dessous, au-dessus – et dans chaque direction à l’infini.
Quand la conscience du yogi s’est libérée, ce n’est plus dans le corps, mais dans cette hauteur, cette profondeur, cette étendue infinies qu’il vit toujours.
Sa base est un vide infini ou un silence infini, mais dans ce vide ou ce silence, tout peut se manifester, la Paix, la Liberté, le Pouvoir, la Lumière, la Connaissance, la joie – Ânanda. »
Extrait de : « SRI AUROBINDO ou l’aventure de la conscience » par Satprem